Auteur: Pinke
Date: 06-05-16 15:20 >>> RĂ©pondre Ă ce message
Le diagnostic avancé par les « afro-pessimistes » est sévère : l’Afrique est en « faillite », et son avenir est compromis pour des générations. La responsabilité des régimes locaux incompétents ou corrompus – incontestable – efface de plus en plus celle – pourtant réelle – des Occidentaux. Signe des temps : un consensus grandissant entoure les théories qui pointent les tendances « suicidaires » de l’Afrique. Des essayistes africains s’en étaient d’ailleurs fait les précurseurs en théorisant, au début des années 1990, le « refus du développement » manifesté par le continent noir ou la nécessité pour lui d’un « ajustement culturel » (2) !
L’Afrique serait-elle donc d’abord victime d’elle-même ? De son histoire ? Principaux responsables désignés : le fonctionnement de l’Etat, le clientélisme ethnique, les pratiques rentières et spéculatives des riches et des commerçants débouchant sur la corruption et un endettement insupportable. Des « blocages socioculturels et historiques » expliqueraient le fossé qui s’élargit entre l’Afrique et le reste du monde, et notamment les comportements irrationnels « propres aux peuples africains », tels que la faible propension à l’accumulation capitaliste, les charges générées par le soutien à la famille élargie, qui brideraient l’épargne et tout investissement productif. Des peuples qui dilapident les richesses naturelles, contribuant à la désertification et à la déforestation, et sont incapables de progrès. Ce qui en fait d’éternels assistés (3) !
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Au chapitre de l’identité, la question ethnique est sans cesse exhumée pour expliquer les conflits et la non-viabilité de l’Etat-nation. Sans minimiser son rôle dans le développement des guerres, les auteurs rappellent utilement combien l’ethnie est le plus souvent instrumentalisée autour d’« enjeux comme la conquête du pouvoir central, aussi faible soit-il, la rente minière et pétrolière, le partage de la manne étatique, la question centrale de l’accès à la terre, l’attribution de titres et de droits ». Tout aussi significative est la recomposition ethnique organisée par les colonisateurs afin de « diviser pour régner ». L’exemple le plus caricatural de cette manipulation identitaire est celui de l’Afrique du Sud de l’apartheid, dont les séquelles sont toujours vivaces.
Toutefois, au-delà des clichés et des manipulations, l’ethnie paraît de plus en plus revendiquée comme communauté politique, y compris dans la redéfinition du projet démocratique (5). Cette affirmation oblige les Etats à évoluer vers des modèles moins centralisateurs – mais pas nécessairement des ethno-nations, comme il est parfois suggéré – au risque de favoriser une balkanisation aussi dangereuse que dépourvue de fondements historiques.
Une autre idée reçue concernant l’Etat fait l’objet d’une critique originale de la part des chercheurs dirigés par Courade. L’Etat peinerait à s’affirmer en Afrique dans la mesure où il serait avant tout une importation occidentale. Il s’agit d’un grave contresens : ce n’est pas l’Etat occidental qui est en cause mais l’Etat colonial, qui était un Etat « tronqué, décapité de sa tête politique, sise en métropole, sans légitimité et réduit localement à son appareil administratif ». En tant qu’instrument de domination, dont l’objectif premier était de « faire rentrer l’impôt et de recruter de la main-d’œuvre pour le travail forcé », l’Etat colonial ne pouvait constituer un modèle efficace (a fortiori démocratique) pour les pays devenus indépendants. Ce modèle a généré un Etat hybride, néo-patrimonial, où chaque titulaire d’une parcelle d’autorité publique « peut la privatiser à son profit et au profit de ses proches (6) ».
Bien que très répandue en Afrique subsaharienne, la corruption ne peut être considérée comme la tare congénitale de sociétés qui pratiquent le « petit cadeau », lit-on encore en réponse à un des stéréotypes les plus courants sur le continent africain. Les auteurs notent en effet que « la corruption a sans doute été accélérée par la remise en cause du service public dans le cadre de l’idéologie libérale et par les défaillances de l’Etat, et surtout par l’appauvrissement massif de la population (7) ». En outre, si le développement du phénomène repose, en Afrique, sur « son acceptation dans l’échange social, dans le cadre du renforcement des réseaux clientélistes », il « prolonge, en même temps, la corruption économique et politique née de l’échange marchand et de sa régulation étatique, phénomène plus universel ».
Une autre idée reçue, dont la critique est cruciale pour ceux qui réfléchissent à des politiques de rechange, réside dans la conviction que l’abondance des richesses naturelles suffirait au développement si ce dernier était mieux pensé. Il est indéniable que l’Afrique en dispose d’importantes, inexploitées, exportées brutes et souvent pillées ou dilapidées. Cependant, il est également prouvé que l’économie de rente et la mise en valeur des seules richesses naturelles ne favorisent pas la diversification de l’économie et encore moins une répartition un tant soi peu équitable des fruits de la croissance. C’est donc d’abord sur les « ressources des humains et des sociétés pour inventer, créer, entreprendre dans un cadre social et politique repensé (8) » que le continent doit s’appuyer. Il est désormais urgent que l’ensemble des acteurs politiques africains se penchent sérieusement sur « quel type de développement et quelle gestion des richesses naturelles sont souhaitables pour leur continent ». Sans un tel sursaut, beaucoup de pays demeureront « structurellement non développables ».
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C’est justement contre les risques d’une acculturation par la consommation que Cheikh Tidiane Diop en appelle à cette même jeunesse. Contrairement à Gourévitch, cet économiste diplômé des universités de Dakar, de Bourgogne et de Franche-Comté clame haut et fort que le retard économique du continent noir ne peut être mis sur le compte de son identité, mais est plutôt dû au refus de la « communauté internationale » comme des pays africains eux-mêmes de prendre en compte les « logiques culturelles comme dimensions essentielles du développement ». Un constat que partageraient désormais des organisations comme les Nations unies, qui, explique Diop, entendent corriger les modèles dominants. L’auteur sénégalais revendique le droit à un développement équilibré, respectueux de l’homme : « Est-ce que les taux de croissance traduisent les indices du bonheur des sociétés ? » Ce point de vue est partagé par Courade lorsqu’il considère qu’il est « confortable pour les praticiens du développement confrontés aux résistances, aux refus ou aux adaptations souvent légitimes de ceux qui sont supposés bénéficier de leur action, d’incriminer les mentalités archaïques ou rétrogrades alors que les actions proposées peuvent être inadaptées, contre-productives ou dangereuses pour le sort des personnes à qui elles s’adressent ».
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Le postulat d’une « démographie suicidaire » est différemment perçu dans le livre de Courade. Exsangue et sous-peuplée pendant quatre siècles, l’Afrique connaît depuis 1960 une croissance démographique « débridée », et une « urbanisation galopante ». Cet essor remarquable, qui devrait se poursuivre pendant encore deux générations, serait en réalité conjoncturel et nécessaire à un rééquilibrage historique. En effet, depuis 1992, le taux de natalité commence lentement à diminuer et la croissance actuelle « constitue un banal rattrapage qui permettra à l’Afrique de retrouver la place mondiale (17 %) qu’elle occupait au XVIe siècle (9) ! ». Pour l’équipe de Courade, le bonus démographique pourra même jouer favorablement en Afrique, comme cela a été le cas en Asie, d’autant que les moins de 15 ans, qui représentent 45 % de la population, sont davantage formés que par le passé. Le vrai défi du XXIe siècle ne réside donc pas dans l’explosion démographique mais bien « dans la recherche d’une croissance économique mondiale plus équitable ».
D’autres facteurs, notamment géographiques, expliqueraient le sous-développement persistant du sous-continent. Selon Foirry, « les pays africains cumulent des handicaps et des désavantages plus grands que ceux d’autres pays pauvres qui sont parvenus récemment à sortir eux-mêmes de leur propre trappe de pauvreté (10) ». Ainsi, un Africain sur trois vit dans un pays qui ne possède pas de débouchés maritimes, contre seulement un sur trente en Amérique latine et un sur cinquante en Asie. L’Afrique tropicale notamment, qui est la région la plus pauvre du continent et qui concentre la quasi-totalité des pays les moins avancés (PMA) du monde, serait, selon Foirry, désavantagée par sa géographie. Elle serait pour cette raison confrontée à des problèmes propres : des coûts de transport élevés et des marchés réduits, des zones arides avec peu de rivières pour favoriser l’irrigation à grande échelle, des populations agricoles dispersées, des maladies spécifiques aux zones tropicales endémiques... Les Etats tropicaux, même parmi les mieux gouvernés, « butent sur le problème de la trappe de pauvreté ». Les deux facteurs sont du reste liés : « Un pays n’est pas seulement pauvre parce qu’il est mal gouverné ; il est aussi mal gouverné car il est pauvre. »
https://www.monde-diplomatique.fr/2007/07/CONCHIGLIA/14919
Chacun sa vérité.
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